L’Occident face à la nouvelle loi d’un monde multipolaire

L’Occident face à la nouvelle loi d’un monde multipolaire

Etrange sortie de crise. Les pays occidentaux semblent convaincus qu’il suffira de réformer le modèle qu’ils ont enseigné au monde entier pour effacer les conséquences du choc économique de 2008-2009. La réalité est différente. La carte géopolitique du monde se redessine sous nos yeux, explique Michel Guénaire, avocat associé du cabinet Gide Loyrette Nouel, et essayiste. De nouvelles puissances annoncent de nouveaux rapports de force sur une planète redevenue multipolaire.

Au commencement de cette année 2010, « l’après-crise » nous inspire des sentiments contradictoires. D’un côté, nous avons l’impression que rien n'a changé. Les entreprises continuent d'être ce qu'elles sont et de suivre les mêmes règles, tandis que les Etats, après l'effort des plans de relance, reviennent sur leur position régulatrice initiale. Il y a comme une étonnante stabilité des gens, des institutions et des gouvernements.

Mais d’un autre côté, nous avons le sentiment que tout est en train de changer. On s'aperçoit que les principales puissances économiques de l'Occident échouent dans leurs efforts de sortie de crise, qu’elles se heurtent à des limites, sinon à des murs, à l'intérieur comme à l'extérieur, parce qu'en face d'elles de nouvelles puissances émergent ou confirment leur émergence. C'est de ce monde multipolaire nouveau, ou renaissant d'un point de vue historique, dont je voudrais parler. Nous pressentons qu'en réalité un nouveau monde est en train de naître.

Pour essayer de donner un sens à ce paradoxe – tout change, rien ne change - six brèves observations :

 

1 - La crise qui frappe notre monde est bien la crise d'un modèle économique qui a été conçu, organisé et développé par l'Occident.

L'échelle du temps peut être observée sous des angles variés. On peut se contenter de remonter à vingt ans, en observant ce qui s’est passé depuis la chute du mur de Berlin, quand toute alternative à la voie libérale semblait avoir disparu. On peut remonter beaucoup plus loin en amont. De bons ouvrages nous rappellent aujourd'hui que tout a peut-être commencé au moment des grandes expéditions du XVème siècle.

Ce qui est clair, c'est que la crise économique, financière, politique et sociale que nous connaissons est bien celle d'un modèle qui a été conçu, organisé et développé par les Occidentaux. Ce modèle reposait à la fois sur des standards d’organisation politique et des standards d'organisation économique. Ce modèle, que nous avons vendu dans le monde avec la mondialisation des vingt dernières années, entre dans une crise grave et profonde.

 

2 - La réponse de l'Occident à la crise est fondée sur de simples réformes techniques, non une véritable refondation du modèle inventé par lui.

Toutes les recettes mobilisées par les gouvernements occidentaux visent à donner un meilleur équilibre, inspirer un comportement plus sage, assurer une meilleure régulation du modèle économique suivi par eux depuis plus de vingt ans. J'en veux pour preuve la volonté des gouvernements d'encadrer les bonus des banquiers, de définir de nouvelles normes comptables prudentielles pour les acteurs économiques ou encore de mettre fin à l'existence des paradis fiscaux.

Dans une crise qui remet en cause les fondamentaux de son modèle, l’Occident donne le sentiment de vouloir s’en tenir à une correction à la marge de ses erreurs. Pire, l'Occident, au-delà des aménagements qu’il est prêt à apporter à son modèle, reste fidèle à son vieux projet messianique : convertir, continuer de convertir, continuer d'inviter les autres pays du monde à retenir son modèle. J'avais récemment un échange avec la ministre de l’Economie, Christine Lagarde, sur les réformes en cours au sein de l'Union européenne. Il était frappant qu'à ses yeux nous devions faire deux choses : définir de bonnes règles réformant le capitalisme libéral, et faire tout notre possible pour que l'ensemble du monde les suive. Elle pensait que la sortie de la crise serait règlementaire.

 

3 - La sortie de la crise ne sera pas réglementaire, ou ne se résumera pas à l’adoption de nouvelles règles comme l’espère l'Occident, mais sera géopolitique.

L'issue de la crise me paraît être, en effet, une nouvelle relativité des puissances économiques de l'Occident qui sont frappées par une forte récession et l'assaut d'une nouvelle pauvreté, en face de nouvelles puissances économique qui, à l'Est du monde, désirent s'organiser comme bon leur semble, et recherchent la voie d'un développement nouveau, offensif et décomplexé. La crise rebat les cartes des puissances et des modèles économiques suivis par ces puissances dans le monde.

On distinguait il y a cinq siècles cinq grandes puissances dans le monde, qu'un ethnocentrisme occidental nous a fait perdre de vue. Il y avait l'empire des Ming, établi en 1368, qui reposait sur une administration très centralisée, très éduquée, très éclairée, la fameuse administration confucéenne, qui bénéficiait d’une technologie supérieure à celle de l'Occident sur de nombreux points et qui, à l'époque, avec plus de cent millions d'habitants, représentait la première puissance du monde. Souhaitant résister aux menaces de conquêtes de leur territoire tentées par les hordes d’Asie centrale, dont les Mongols, les Chinois allaient se replier sur leurs terres et on n'allait plus entendre parler de la Chine pendant une longue période.

Au même instant, toujours il y a cinq siècles, deux Etats se disputaient l’influence islamique. D’un côté, l’empire Ottoman qui connut son apogée jusqu'au début du XVIe siècle, sous Soliman le Magnifique, et de l’autre, l'empire des Moghols qui occupaient l’Inde et allaient préparer le sous-continent, avant l’impulsion anglaise, à exercer le rôle de puissance que l’on connait aujourd'hui. A côté de ces trois empires, il y avait la Russie et le Japon. Les deux ne prétendaient jouer aucun rôle universel, mais avaient déjà les caractéristiques géographiques et historiques de grandes puissances.

 

4 - La Chine, la Turquie, l’Inde, le Japon et la Russie, avec des défis de cohésion et d'expansion qui leur sont propres, sont aujourd'hui cinq puissances qui comptent dans le monde.

La crise nous apprend, d'abord et avant tout, à découvrir ou redécouvrir de nouveaux partenaires économiques, et, comme la richesse propre de l'Occident est devenue relative, à mesurer la relativité du modèle économique qui a porté notre croissance. Nous ne pouvons plus imaginer un ordre des échanges du monde uniquement gouvernés par les lois du libre-échange. Les marchés du monde appartiennent à des régions, à l'intérieur desquelles il faudra de plus en plus composer avec le pouvoir politique.

Les puissances qui font face à l'Occident annoncent, de surcroît et plus essentiellement sur le plan diplomatique, la fin d'un leadership occidental. Les organisations multilatérales qui ont été mises en place dans notre monde, de la Société des Nations à l'Organisation des Nations unies, le mode de règlement des conflits internationaux, l'établissement de normes internationales, ont été le fruit d'un droit international public issu de la culture politique occidentale. Nous avons appris dans les Facultés de droit que ce droit était un droit des gens qui était distribué à tout Etat souhaitant accéder à l’ordre du monde et participer aux conférences le réglant. Les cinq puissances que j'ai citées étaient plutôt rentrées dans cet ordre diplomatique conçu, organisé et développé par l'Occident. Longtemps, elles n'ont prétendu à aucun leadership international, hormis celui des pays du Tiers monde, c'est à-dire et déjà, des pays non occidentaux.

 

5 - L'organisation du monde vers lequel nous allons est celle d'un équilibre des puissances ou des grandes régions du monde, qui dépasse l'utopie incantatoire d'un ordre du monde.

La réponse immédiate et collective à la crise financière de 2008, puis les ajustements que les Etats ont arrêtés dans leurs plans de relance pour répondre à la crise économique en 2009, ont mis en évidence un nouveau mode de concertation entre les nations du monde. Les idées, les recettes, les programmes n'ont plus été l'apanage d'un seul camp, ou, en tout cas, n'ont pas été appliquées dans un seul camp. Toutes les nations du monde ont réfléchi et agi de concert.

La traduction la plus frappante a été la tenue des deux G 20 au cours de l'année dernière. On rappellera que le G 20 accueille des puissances jadis exclues du concert des nations et qui voudront sans doute compter davantage dans le monde de demain, mais qu'il va aussi devoir rivaliser, dans les mois et les années qui viennent, avec le G 8 - lui-même né d’un G7, lui-même né d’un G5, lui-même né d’un G3 -, qui a toujours rassemblé les seules économies libérales du monde, et que la France veut cependant élargir à un G 14. On parle aussi d'un G 2, associant les Etats-Unis et la Chine. Le temps annoncé des conférences internationales est en train de bouleverser la scène diplomatique internationale, et, bien sûr, de partager le pouvoir dans le monde.

 

6 - Le monde ne va sans doute pas cesser d'être libéral, mais cessera sûrement d'être occidental.

Un relativisme économique précède et annonce ainsi un relativisme diplomatique. C'est, à mes yeux, le principal enseignement qu'il nous faut, nous Occidentaux, tirer de la crise. Le monde ne cessera pas d'être acquis, les régions du monde non-occidentales ne cesseront pas d’être conquises, par les recettes et la capacité de séduction de la loi du marché, car elles voudront toujours tirer toujours le meilleur profit de ce legs de l'Occident.

Nous entrons seulement dans un nouveau temps où ce que nous avions imaginé comme étant le ressort de la création de richesses des nations sera repris par chaque région du monde avec sa culture, ses repères, son propre territoire d'influence dans sa propre région du monde. Nous pensions depuis longtemps qu'il y avait d'un côté les préjugés éclairés de l'Occident, et de l'autre le présumé archaïsme culturel de l'Orient. J'ai l'intime conviction que la balance des intérêts contestera dorénavant la formation de toute vérité occidentale.

Désormais, investir dans un pays, cela consistera de moins en moins à venir avec les catalogues de la Banque mondiale, mais intégrer, respecter et se conjuguer avec le réceptacle de la culture du pays dans lequel on investit. Il n'y a plus d'investissement absolu dans son principe. Il y a un urgent défi de reconnaissance et de respect des cultures des pays du monde.

Derrière ce discours de réalisme rude qui refait surface dans le monde, d'une Chine orgueilleuse qui n'écoute que ses intérêts, qui ne s'engage pas à Copenhague, comme d'ailleurs les Etats-Unis, qui parle aux Etats auxquels elle veut parler, dont le Soudan, en répondant que les Américains parlent bien à l'Arabie Saoudite, dans ce monde de grande relativité, il faut voir les conditions de la paix moderne. Après les deux guerres mondiales, l’Occident avait pensé que la paix serait procurée par un « ordre » mondial. J'ai la conviction que la paix de demain sera procurée par un « équilibre » mondial. En d'autres termes, le temps de « l’ordre » du monde laisse la place au temps d'un « équilibre » du monde. Pour l’Occident, cela peut être l’occasion d’affirmer de nouvelles ambitions, mais il lui faudra au préalable se plier à une sévère leçon de modestie.

Par Michel Guénaire*

Ouvrage « Il faut terminer la révolution libérale », Flammarion, 2009


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