Où va le sport ? Entre l’approche désintéressée du sportif amateur et les intérêts gigantesques impliqués dans le sport business, vers quel modèle de compromis peut-on espérer s’acheminer dans le futur ? La tenue prochaine des JO de Londres est l’occasion de tirer les leçons d’un siècle et demi d’évolution parallèle entre deux « créations » de l’ère victorienne : le sportsman et le businessman. Depuis lors, le sport a connu trois âges. Le quatrième commencera après l’éclatement de la bulle du roi-football.
Ces deux personnages qui ont façonné notre mode de vie sont nés Anglais. Ces iliens, de signe zodiacal marin avec un fort ascendant terrien, ont toujours aimé et pratiqué le business, que notre Larousse qualifiait jadis de trafic, sur toutes les mers du globe. Ils en ont fait un instrument de conquêtes. Comme ils l’ont fait, plus récemment, avec le sport moderne, qu’ils pratiquaient auparavant par amour de la nature, par goût du jeu et de la compétition, et qu’ils ont exporté tout autour du globe.
Leurs modèles sportifs originels ont muté sous le double effet de la révolution industrielle et de l’apogée de l’Empire britannique, l’ère victorienne, au cours de laquelle l’United Kingdom a dominé le monde par sa puissance. Le consensus des historiens date ces grandes mutations, géoéconomiques et géopolitiques, du milieu de ce long règne – 64 ans –, plus précisément au cours des années 1870. Les sports modernes, populaires, ont servi à la conquête britannique par la langue. Comme l’a fait le business qui a anglicisé l’économie. Depuis 140 ans, ces deux compères ont suivi des voies, tantôt distantes, tantôt sécantes, jusqu’à se regrouper de nos jours. Jusqu’à quand ? That is the question ?
Ils offrent ainsi, par une rétrospective documentaire de leurs relations, par l’analyse des mutations que l’un et l’autre ont subies pendant ces 140 ans, la base d’une des recherches sociétales que PRESAJE conduit sur la société de demain, en étudiant l’effet des mutations technologiques et comportementales qui transforment la vie des gens. Cette chronique les répartit au cours de trois âges différents.
L’Age premier de la conquête et de la compétition dans la nature : 1870 – 1914
Le sportsman apparait dans l’édition publique du Littré en 1878. Il y est défini, après référence à son origine anglaise, comme un homme qui se livre à des activités physiques dans la nature. Effectivement, pendant ces longues années, le sportsman a communié avec la nature, partout où elle pouvait l’accueillir sur des terrains de jeux souvent rudimentaires. Ces compétitions sportives ont essaimé dans des disciplines, des manières de jouer, qui ont été réinventées, en langue anglaise, le match, le club, le coach, le team, le fair-play, le goal average, etc., comme le révèle l’exemple de la britannisation du vieux jeu français de la soule, rebaptisé folk football, puis football. Ainsi s’est affirmée cette volonté des Anglais de conquérir les grands sports populaires, au sein de la famille européenne de Victoria, la « grand-mère de l’Europe ».
Le businessman attendra un siècle pour se marier avec le sportsman. Il lui laisse occuper le sol de la terre dont il exploite le sous-sol. Mais, comme dans la production industrielle, les pratiques sportives sont codifiées, arbitrées, internationalisées. Le retour des Jeux olympiques à Athènes, en 1896, réinventés par le Français Pierre de COUBERTIN, donne une dimension mondiale aux ambitions britanniques. A ce sujet, il sera intéressant de voir comment les Anglais, en 2012, fêteront le retour chez eux des JO qu’ils organisèrent pour la première fois en 1908, et quelle place ils lui donneront.
A la fin de la période, le sportsman s’est rapproché de l’industriel avec la découverte et le développement des sports mécaniques, vélo, auto, glisse, voile, etc. La mutation du « sport nature » vers le « sport compétition » multiforme est alors accomplie, à la fois par la mutation technologique des pratiques et par celle des comportements des parties prenantes, qui, attirées par les affrontements de la compétition, vont générer un nouveau type de sportsman, le spectateur, le fan, le supporter, so british.
Au cours de cette même période, le businessman et sa pratique conquérante des marchés ont absorbé l’industriel et exporté la révolution industrielle productiviste en Europe et aux Etats-Unis. Le trading, le commerce, le négoce, spécialités britanniques, qui reposent sur la liberté d’entreprendre et la concurrence, ont pris le pas sur le manufacturing, transformé par les bouleversements technologiques du début du XXème siècle. L’Allemagne impériale, unifiée en 1871, y trouvera le modèle économico-industriel sur lequel elle a construit sa puissance, retrouvée après le retour au bercail de la partie d’elle-même perdue en 1945.
Au tournant du XXème siècle, les mutations comportementales des peuples soumis aux contraintes de l’exploitation des ressources de la nature, destinées à nourrir la machine productive, les ont conduits à résister au modèle dominant du businessman. Déjà, à Londres, dans les années 1870, Marx et Engels, deux immigrés, avaient jeté les bases d’une autre révolution, idéologique et géopolitique. Elle a généré des conflits que ne maitrisaient plus les systèmes monarchiques hérités du XIXème. Ce fut la Grande Guerre, qui a sacrifié des millions de sportsmen, tués ou blessés. Elle a tué le sportsman modèle 1er âge, engagé dans une mutation, qui fera de lui une partie prenante des luttes idéologiques.
L’Age du stade, des performances et des confrontations géopolitiques : 1920 – 1970
A peine le clairon du 11 novembre 1918 avait-il sonné la fin de la boucherie guerrière fatale au sportsman que les compétitions se sont vite transformées en confrontations entre deux blocs issus de la vieille Europe et rassemblés, l’un autour de la démocratie américaine, l’autre autour des deux totalitarismes qui ont ravagé le XXème siècle : le russe et le germanique. Le sportsman y a perdu sa liberté et son nom. Il est devenu sportif engagé selon qu’il vivait en France républicaine, en Allemagne nazie ou en URSS communiste.
Au cours de l’entracte 1920-1940, qui a permis aux peuples européens de se refaire une petite santé pour affronter la seconde saignée, les choses ont mal tourné. L’éducation des masses populaires, pierre angulaire du toutes les constructions totalitaires, a imposé un triple rôle au sportif. Aux accents de la lutte finale, il a été invité à reproduire les performances qui valoriseraient le combat mené par les ouvriers et les militants engagés contre l’empire industriel et capitaliste américain, montrer la vigueur de sa race, éduquer le peuple.
La pratique du sport a changé d’objectif. La confrontation idéologique a remplacé la compétition ludique. La France, nation modérée, n’a pas échappé à cette dérive, avant même d’être occupée par les nazis et de connaitre les chantiers de jeunesse, creusets de la collaboration avec eux. Il suffit de lire l’édition 1948 du Larousse, une fois la paix retrouvée, pour comprendre la mission d’éducation des masses populaires assignée au sport. Il faut se souvenir du secrétaire d’Etat aux sports et aux loisirs du Front populaire, Léo Lagrange, disparu dans les combats de juin 1940, pour comprendre cette mutation du sportsman vers le sportif. Mutation de l’esprit même du sport qui a conduit à créer à Paris et à Barcelone, en 1936, les jeux olympiques populaires, face à ceux de Coubertin à Berlin.
C’est aussi au cours de ce 2ème âge que la plupart des stades ont été construits, souvent baptisés de noms évocateurs des confrontations populaires qui constituaient le quotidien des luttes sociales. Les nazis aux J.O. de 1936 à Berlin ont défini l’usage et la tonalité de ces confrontations violentes partout où le sportif spectateur pouvait partager la victoire du plus fort à défaut du meilleur. Le stade est devenu un lieu de domination de l’idéologique sur l’individu. Jusqu’à l’horreur du plus populaire d’entre eux, le Vel d’Hiv à Paris en 1942, puis 30 ans plus tard, des JO de Munich ensanglantés par le terrorisme né du conflit israélo-arabe.
D’autres dérives ont été poussées encore plus loin, en matière de performances, par les Allemands de la RDA, convertis au communisme totalitaire, qui ont fait du super dopage de leurs athlètes l’alpha et l’oméga de la réussite de leur modèle. Cette mutation comportementale du sportif, soumis au choix personnel entre la propreté de l’échec et la saleté du dopage, a été associée aux mutations des technologies médicales. Elles ont changé la nature du sport, du haut vers le bas, en diffusant le poison de la triche, partout, tout le temps, ce que vient de dénoncer, en ouvrant la boite de Pandore, le plus célèbre des sportifs français de haut niveau, par un réquisitoire racoleur de bas niveau.
A la fin de cette triste époque, les amoureux du sport naturel et de la compétition pacifique sont ressortis groggys. Sans voir que le 3ème âge qui se préparait pourrait conjuguer les malfaçons et les dérives des deux précédents, le fan spectateur, la pression politique, la tricherie et le dopage.
Le troisième âge de l’écran, du marché et de la consommation : 1970 – 2014
Un peu plus d'un siècle après leur révolution industrielle et sportive, les Anglais, devenus entre-temps anglo-américains, ont compris qu'ils avaient gagné. La guerre froide n'était plus qu’un souvenir de dures confrontations. La chute de l’Empire soviétique était imminente. Les prémices de la mondialisation, dite heureuse, annonçaient l’adoption généralisée du modèle d’économie de marché à l’occidentale. Il fallait donc, pour le businessman, affirmer la primauté de la consommation de masse sur l’éducation des masses, en se mariant avec le sportsman. La chalandise était considérable avec les milliards de fan-spectateurs potentiels accessibles grâce à la révolution technologique de la télévision.
Les enjeux financiers d’un tel business mondial furent à la mesure de la chalandise et des budgets publicitaires qu’elle générait. Pendant que le sportsman-canapé ou bistrot, consommateur des performances et des spots des marques, a les yeux rivés sur son écran, le businessman-producteur de spectacles avait les siens rivés sur les écrans des nouvelles technologies de gestion et de commerce appliquées au marché du sport spectacle globalisé. Le sportsman joueur s’est dédoublé, performer il fut sportif, vedette il fut businessman, les deux images étant fondues dans l’usine à fabriquer des icônes, voire des légendes. Au fur et à mesure que l’écran du spectateur devint de plus en plus plat, le portefeuille des producteurs devint de plus en plus épais.
Puis lorsque la mondialisation s’est faite financière, que Wall Street a fabriqué à tout-va des produits de toutes sortes, dopés et toxiques, le sportsman joueur, dont l’achat se négociait à la saison des mercatos par des traders, agents, coachs et courtiers, a revécu les pratiques ancestrales de tous les marchés où s’exposent des hommes pour leurs performances. Après quoi il fallut gérer les investissements, matériels et immatériels, valoriser ou dévaloriser les actifs possédés, au besoin les titriser pour mieux les rendre « liquides », enfin chercher les compléments d’exploitation de leurs images pour accroitre le retour sur investissements.
Tout cela est banal, sauf que ce business model produit des bulles de valorisations artificielles des actifs possédés – les joueurs –, et qu’au moment où ce gonflement se conjugue avec l’excès des dettes souscrites pour financer les investissements, la bulle éclate. Le sport roi, de l’âge de l’écran et de la consommation, le football, financiarisé jusqu’au bord de l’éclatement de la bulle, va constituer un cas d’école, sans doute à bref délai. Les conséquences de l’explosion de cette bulle, alors même que les mutations comportementales et technologiques qui l’auront provoquée ne sont pas étudiées sont imprévisibles. Comme celles qui ont provoqué la méga crise financière mondiale à partir du surendettement de plusieurs millions de foyers américains ruinés par les crédits subprimes.
Peut-on croire que le sport, qui constitue l'activité essentielle des loisirs des sociétés développées, ne va pas être affecté à son tour de façon profonde par les excès de productivisme des performances et d’optimisme des endettements, caractéristiques des années récentes ? Bien sûr que non. Y sommes-nous préparés ? Bien sûr que non.
Le quatrième âge en perspective : 2014…
Quelles que soient les conditions d’entrée du couple sportsman/businessman dans ce 4ème âge du sport, obscurcies par le brouillard, sous la menace d’orages, il ne faut jamais oublier que l’engagement sportif est un acte de confiance et d’optimisme. Conservons les dans l’évocation des perspectives.
Les peuples occidentaux subissent des mutations géoéconomiques et géopolitiques qui leur promettent moins de pain, voire moins de jeux. Vivant sous la protection de la Pax Americana. Ils peuvent douter qu’elle résisterait à l’affaiblissement du couple Panem et Circenses, sur lequel la Pax Romana a vécu plusieurs siècles. Pour répondre, il faut s’inspirer des stress tests appliqués aux systèmes bancaires occidentaux victimes de l’éclatement de la bulle monétaire, qui a entrainé la réduction des revenus, comme celle des profits du trading.
Pour que les analyses soient concrètes et les conclusions pertinentes, il faut revenir vers les multiples figures du sport telles qu’elles sont apparues dans la rétrospective de 140 ans qui sert de base d’étude à ces réflexions. Puis il faut apprécier la capacité de résistance de chaque grand modèle de sport et de sportif aux mutations qui redessineront leur avenir.
L’amateur du 1er âge, son goût de la compétition pacifique, sa communion avec la nature constitue un modèle basique, inoxydable, partout et tout le temps, attaché à la relation de l’homme avec le jeu. Il produit du sport bio comme le paysan qui nourrit son environnement. C’est un sportif convivial, écologique, durable. Il n’a pas sa place dans un processus de spectacle industriel qui lui est étranger. Il reste une valeur sûre, non financiarisable. C’est le sportif des « territoires » dont on connait l’importance en France. Grâce à eux, il survivra.
Le sport militant du 2ème âge, arme de conquêtes, voire de piratage par la tricherie et le dopage, ne peut vivre que s’il est armé par le conquérant au service duquel il opère. Or ces Etats conquérants ne disposent plus, à tout le moins en Occident, des moyens d’entretenir ces troupes, ni même de financer les Corsaires, ces bateaux que les stades modernes ont remplacés. Certes, quelques grands opérateurs argentés ont commencé à prendre le relais, mais leur présence est plus motivée par l’argent que par l’idéologie. Au surplus, les sportifs performants, disponibles pour de telles aventures, ont été façonnés par le sport spectacle business, son individualisme, sa personnalisation extrême, incompatibles avec l’altruisme militant. La réanimation de ce modèle ne mènerait qu’au pire. Paix à ses cendres !
Le sport spectacle consommation du 3ème âge présente les plus grandes capacités de résistance au stress à venir. Il constitue un élément de régulation et de promotion sociale indispensables à l’équilibre de sociétés déstabilisées. Personne ne voudra le faire disparaitre. Ni les Etats auxquels il apporte la satisfaction ludique des consommateurs électeurs. Ni les producteurs de spectacles qui y perdraient leur job. Ni les entreprises qui pâtiraient de la disparition de la soupape ludique dans l’exercice de leurs contraintes productivistes. Ni les sportifs prêts aux efforts de performances rémunératrices.
On retrouve, après un long détour, le clivage classique entre l’amateur et le professionnel. Sauf que, au cours du trajet aller, de vilaines habitudes de cupidité, d’impostures et d’irresponsabilité ont été prises, qu’il faudra abandonner dans le trajet retour, dès que la conscience des conséquences de l’éclatement de la bulle du sport Roi, le football, se fera.
Ces questions trouveront des réponses, positives. Elles exigeront simplement le temps de l’étude sociétale, transversale, qui éclairera l’avenir que ni le pur amateur qui joue dans la nature, ni les Etats ou les businessmen qui remplissent les stades et les écrans du sport consommation, ni les vedettes qui ramassent les trophées, ni les pirates qui écument les mers lointaines pour y trouver leurs esclaves, sont capables d’éclairer. Tout dépendra de la capacité de ces parties prenantes au Sport, avec un grand S, de travailler ensemble au chantier de rénovation.